Une aventure de poche #4 : le long de la Garonne jusqu’à Podensac, aller de jour, retour de nuit

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Un ami, Yan, m’a proposé cette marche le long de la Garonne, plein sud, vers l’admirable château de Cérons. Travaillant dans l’œnotourisme, il connaissait la fille des propriétaires et songeait que, peut-être, nous pourrions y passer la nuit. Joli programme… Premier jour : remonter le fleuve amont jusqu’à cette belle demeure. Deuxième jour : descendre le fleuve aval vers Bordeaux. Une quarantaine de kilomètres dans les deux sens, de quoi célébrer sportivement le retour du soleil — non hélas l’élévation des températures, qui seraient basses et tomberaient même, la nuit, en-dessous de zéro.
Il est difficile, quand on marche nez au vent, de réaliser parfaitement les programmes. Celui-ci ne fit pas exception. Ce week-end là, personne n’était au château pour nous accueillir, ni même entrouvrir la grille et admirer de plus près cette somptueuse demeure. Personne non plus ne confirma la réservation prise au dernier moment sur Air Bnb, une chambre dans un village voisin ; il faut dire que l’annonce, rédigée en anglais avec des inclusions de russe, illustrée d’une photo d’étudiants en goguette, n’inspirait pas confiance.
En résumé, si nous voulions suivre ce long itinéraire, il nous faudrait dormir dehors. Yan n’avait pas le matériel adéquat. Maja, une amie scandinave de Yan, n’était pas mieux équipée. D’ailleurs, elle devait retourner à Bordeaux dès le premier soir. Voilà qui troublait mes plans. Serais-je le seul à passer la nuit sur les berges glacées du fleuve ?  À toutes fins utiles, je garnis mon sac à dos d’une tente et d’un sac de couchage « hiver »… paquetage qu’à l’instant de partir, je complétai d’une couverture polaire et d’un thermos de thé aux épices. Savait-on jamais…

La première journée commença sous les meilleurs auspices : un billet de cinq euros trouvé par terre, qui paya le grand café et la pâtisserie du départ. Le ciel était limpide, l’air froid mais tonifiant. Marcher nous réchauffa. L’une après l’autre, je quittai les couches textiles dont je m’étais enveloppé : deux maillots, une polaire, un coupe-vent, un tour de cou, des mitaines fourrées… La lumière, c’est l’optimisme. Baigné des rayons assez vifs du soleil, je songeai que, peut-être, j’avais exagéré cette protection contre le froid, que la nuit ne serait pas aussi éprouvante qu’annoncé. Je ne savais pas ce qui m’attendait…

La fritillaire à damier

Suivre le fleuve, sous nos latitudes, n’est pas aligner ses pas sur son cours. J’ignore ce qu’il en est du Rhône ou de la Loire mais, concernant la Garonne, on s’en approche rarement. Seules les villes permettent de marcher tout près. Une fois quittés les quais de Bordeaux ou de Bègles, les berges retournent à l’état sauvage : des bois, des vasières, des landes, souvent inclus dans des domaines privés, donc impossibles d’accès. Si des chemins de halage ont existé, il n’y en a plus trace. Notre marche se déroula donc loin du fleuve, d’abord sur des routes bourdonnantes d’automobiles, puis sur des sentiers boueux. Le pique-nique bénéficia d’un site magnifique, repéré lors d’une marche précédente : une cabane de pêcheur au bord de l’eau. La nature alentour bravait le gel en poussant ses premiers bourgeons, ses premières fleurs — entre autres, de spectaculaires fritillaires à damier que nous n’aurions pu nommer sans l’aide d’un astucieux logiciel, PlantNet, capable d’identifier une plante d’après son image.

Vers la fin d’après-midi, mes compagnons de marche reprirent le train, l’un des derniers vers Bordeaux. J’aurais été bien inspiré de les suivre. Mais j’ai le goût de défi et même, je crois, une certaine inclination à la prise de risques. Voilà comment je les saluai sur le quai et repris mon sac à dos.
Les premiers kilomètres en solitaire semblèrent me donner raison. Je traversai des villages magnifiques, longeai de belles propriétés, dégustai même, pour un prix jamais vu en ville (2 €) un verre de blanc servi à ras bord. Assis à la table ronde du café campagnard, j’assistai à la chute, heureusement sans gravité, d’un motard qui avait perdu le contrôle de son engin. Plus loin ce fut un automobiliste, conduisant avec un bras dans le plâtre (!), qui me demanda des nouvelles de son chien blanc et noir… La marche prenait une tournure fantastique, et je me félicitai de l’avoir prolongée.
Mes pensées changèrent à la tombée du jour. Il était 21 h 15 quand, lesté d’une pizza dont j’avais rongé toute la croûte, je franchis le 45e kilomètre et le pont de Podensac. Passer d’une rive à l’autre de la Garonne, c’était entamer le chemin du retour. Hélas, un froid pétrifiant, un froid de gueux comme disaient nos ancêtres, me saisit au-dessus des eaux. Je commis alors la sottise de calculer le temps qu’il me faudrait pour rentrer chez moi. Cinq kilomètres à l’heure, une quarantaine de kilomètres encore à parcourir… Je ne serais pas rendu avant le petit matin.

De Bordeaux à Podensac, et retour : 82 km de marche

Je rends grâce à France Culture, au thé épicé et aux petits biscuits de m’avoir conforté dans cette nuit difficile. Le casque sur les oreilles, à l’écoute d’émissions passionnantes sur les méduses ou les tardigrades, je sentais moins cruellement s’écouler les heures. Tout de même, mes cuisses commençaient à tirer, mes doigts avaient mal sous les moufles ; sous chaque abribus je m’abattais, fouillant mon sac à dos scintillant de givre pour en sortir la couverture. Très vite, j’abandonnai l’idée de déployer ma tente et de dormir en chemin. S’attarder longtemps dans ce froid n’avait aucun sens. Tant que j’étais en condition, il fallait continuer.
Marcher jusqu’à Bordeaux fut une épreuve — et les derniers kilomètres, les plus torturants que j’eusse jamais couverts à pied. Je redoutais de traverser seul, un dimanche à cinq heures du matin, des quartiers remuants comme ceux de la gare ou du quai de la Souys. Or, avisant ma dégaine de chemineau, bâton au poing, sac au dos, bonnet givré rabattu sur les yeux, les rares personnes que je croisais changeaient de trottoir. C’est moi plutôt qui faisais peur… J’atteignis la maison dans une sorte de transe. Cinq minutes plus tard, le sommeil me happait dans mon lit.

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