Une aventure de poche #10 : prends ton bac d’abord !

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Voici un certain temps que mes marches d’endurance culminent au seuil des trois chiffres, entre 100 et 111 km (record actuel), une limite qui, d’une tentative à la suivante, s’impose à moi durablement. Ce n’est pas tant la fatigue ni les douleurs articulaires qui m’empêchent d’aller plus loin, que le manque de sommeil. Quelle que soit mon heure de départ, difficile de fermer la boucle sans affronter une ou, le plus souvent, deux nuits sans dormir. Vers la fin, je suis victime d’hallucinations (les plus communes étant des objets inanimés qui prennent vie dans le faisceau de ma lampe frontale : bornes, fenêtres, panneaux de circulation…), et m’allonge, partout, pour de courtes siestes de quelques minutes — encore faut-il savoir où : les bancs publics ont déserté nos paysages urbains, ne laissant au marcheur ensommeillé que les sièges d’abribus pour s’étendre un peu. J’implore nos édiles d’installer des bancs et des fontaines : on n’en trouve presque plus, alors qu’ils étaient communs dans mon enfance. 

Me voici donc, ce jeudi 10 septembre 2020, au départ d’une nouvelle aventure. Il est trois heures du matin, et la nuit tiède adoucit mes premiers pas. Je resterai en maillot jusqu’à l’aube, lorsque, sorti de la métropole, la température chutera soudain et me donnera raison d’avoir emporté un sweat à manches longues. Pourquoi partir si tôt ? C’est nécessaire, d’après mes calculs, pour attraper ce soir le dernier bac sur la Gironde, reliant la citadelle de Blaye, rive droite, au site de Lamarque sur la rive gauche. Je dois en outre honorer un rendez-vous avec deux amis marcheurs, en début d’après-midi à Bourg-sur-Gironde.
Ainsi, je n’aurai pas vraiment de temps pour m’asseoir ni visiter quoi que ce soit. Même mes frugales collations, je les prendrai debout, parfois en marche. « À quoi bon ? » diront certains. Je n’ai pas de réponse. Telle la toupie, je crois tenir mon équilibre et mon bien-être d’une certaine forme de mouvement qui me garde vertical…

La traversée de Bordeaux est rapide. Ça circule si peu, à cette heure-là, que je marche au milieu de la chaussée, sans presque emprunter les trottoirs. Ces derniers jours, de nombreuses agressions au couteau ont eu lieu en centre-ville. On ne sait jamais : je favorise les quartiers bourgeois et les rues bien éclairées, jusqu’au pont Chaban-Delmas qui franchit la Garonne. Le pont est désert, lui aussi. J’ai eu de la chance : deux heures plus tard, le tablier central, mobile, serait relevé pour livrer passage à un paquebot. Si j’avais rencontré cet obstacle, cela m’aurait contraint à un détour d’au moins dix kilomètres.

Traversée des forêts péri-urbaines, à la lueur de ma lampe frontale. Vue imprenable sur des usines malodorantes, qui scintillent la nuit comme des palais de féerie. Traversée des banlieues pavillonnaires, étranglées dans les lacets des autoroutes. Il est neuf heures quand j’emprunte le pont de Cubzac, l’un des premiers ouvrages du jeune Gustave Eiffel. En contrebas, l’eau chargée d’alluvions tourbillonne. J’améliore mon petit-déjeuner en grappillant (sic) ici et là des grains de raisin, mûrs à souhait, sur les vignes à dominante Merlot des coteaux alentour.

D’heure en heure, la chaleur devient plus forte, le soleil plus cinglant. Les 34 degrés sont atteints sur une route dont le goudron ramolli colle à mes semelles. Mes amis sont ponctuels au rendez-vous, et je m’honore de l’être aussi. Nous repartons presque aussitôt, car le temps presse. Jusqu’ici, à quelques infidélités près, j’ai suivi le GR 655, la Via Turonensis du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. C’est lui encore qui nous promène dans les paysages magnifiques au nord de Bourg, composés de vignes, de coteaux calcaires où l’homme a creusé des habitations troglodytiques. Des salons de plein air, dressés au bord de l’eau, nous font rêver de longues séances de lecture, de grandes parties de mots croisés au vent de l’estuaire. Nous envions les Bordelais qui disposent ici d’une résidence secondaire.

Vers la fin d’après-midi, toutefois, je dois prendre congé de mes compagnons car Blaye est encore loin, et le bac n’attendra pas. J’arrive à l’embarcadère une demi-heure avant le départ. Ma silhouette bossue par le gros sac à dos se démarque, au milieu des camping-cars et des motos qui traversent avec moi. En réalité, je suis le seul piéton, ce qui étonne l’employé chargé d’encaisser les 3,10 euros du voyage : « qu’est-ce que vous faites là ? », s’enquiert-il ingénument. Une Amicar, coupé sportif des années 20, se glisse en pétaradant parmi les autos.
Sur l’autre rive de la Gironde, je pose le pied en Médoc. Dans les w.c. de l’office de tourisme, en cours de désinfection, je fais une toilette rapide. J’ai tellement transpiré que ma peau a partout goût de sel, comme si je m’étais baigné dans l’océan.

Je prévoyais de suivre une voie (et non une piste) cyclable, pour éviter la route. Mais la voie en question est une allée à moustiques. Trop heureux de rencontrer une proie dans cette campagne où personne ne passe, ils m’assaillent sur des kilomètres, indifférents à la crème répulsive dont j’ai enduit jusqu’à mes cheveux. Alors, tant pis. Je reprends le goudron et file, parfois à l’aveugle pour ménager les piles de ma lampe.
Les moustiques m’agacent, mais la soif me torture. Ma provision d’eau baisse, et je ne trouve nulle part où la renouveler. Dans les rares villages que je traverse, seules les turbines d’arrosage automatique sont branchées au réseau d’eau potable (?). Je développe alors une nouvelle compétence : remplir ma gourde aux jets en éventail des arroseurs. Hélas, il n’est pas simple de comprendre quelles turbines sont actives, lesquelles en repos. M’allongeant un moment près d’une église, je me relève en sursaut : une turbine s’est déclenchée et m’a inondé des pieds à la tête, avec mon sac qui servait d’oreiller. Bien sûr, je n’ai pas de vêtements de rechange. Tant pis, je marcherai trempé et dégoulinant les deux heures à venir.

En vue de Bordeaux, j’achète un croissant dans une boulangerie qui vient d’ouvrir. Mon GPS, que je n’ai pas consulté depuis la traversée de l’estuaire, affiche 97 kms marchés. C’est décevant. Je sais qu’il reste cinq kilomètres jusqu’à chez moi, peu importe l’itinéraire. Impossible, donc, de battre mon précédent record de distance (111 km), sauf à multiplier des tours de quartiers pendant deux ou trois heures. Je ne m’en sens pas le courage. Depuis l’aube, le manque de sommeil m’éprouve et je cherche désespérément un banc où m’étendre. Faute d’une surface horizontale, j’appuie mon sac à dos sur des rebords de fenêtres et m’accorde quelques secondes de somnolence, debout, yeux fermés, indifférent aux allées et venues des Bordelais qui commencent leur journée.
Tant pis. Le compteur est stoppé à 102,5 km. J’ai vu Blaye, j’ai franchi l’estuaire : mission accomplie.

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