Une aventure de poche #12 : 160 km à pieds palmés
Depuis onze ans que j’habite Bordeaux, mes regards se tournent souvent vers l’estuaire de la Gironde — cette bouche triste ou dédaigneuse, aux commissures tombantes, qu’ouvre la France face à l’Atlantique. Je n’étais jamais allé au-delà de Blaye, sauf une brève incursion à Royan pour y réaliser mon premier carnet de marche. De ses îles, marées et vasières, j’avais une image discontinue, et plutôt floue.
Alors, pourquoi ne pas tenter l’exploration à pied de ce golfe méconnu, où Dordogne et Garonne mêlent leurs eaux avant de se jeter dans l’océan ? Julie était partante. Nous avons étalé une carte, calculé la distance à couvrir : 160 kilomètres. Soit une petite semaine de marche, en prenant le temps.
Les préparatifs ont commencé en pleine canicule — cette longue queue d’été qui, fin septembre encore, régnait dans les rues de Bordeaux. Mais, la veille du départ, patatras ! La température moyenne a été divisée par trois, de trente-six à douze degrés, tandis qu’un redoutable flux du nord-ouest drainait vers nous des nuages sombres et vénéneux. Tant mieux pour les plantes qui, dans certaines régions, n’avaient pas bu une goutte d’eau céleste depuis juin. Tant pis pour nous, pauvres marcheurs, qui avons pris le départ d’une aventure humide et frissonnante…
Nous quittons la maison en milieu de matinée, sous un ciel déjà tourmenté. Les averses nous rejoignent une quinzaine de kilomètres plus loin, à la sortie de l’agglomération bordelaise. D’emblée, elles sont froides, drues, terribles ; l’eau s’insinue partout et nous révèle telle glissière mal fermée, telle manche ou tel col bâillant dont nous n’avions pas conscience. Un arc-en-ciel tendu au-dessus de la Dordogne et du pont Eiffel, l’un des premiers ouvrages du célèbre entrepreneur, nous fait croire à l’accalmie. Mais c’est pour mieux replonger, sur l’autre rive : fouettés en alternance par les rafales de pluie et les éclaboussures des autos qui passent, nous sommes bien près de suffoquer. Première étape à Saint-André-de-Cubzac, dans la chambre louée d’un particulier. Nos vêtements trempés s’accrochent aux poignées de portes, aux cintres de la penderie, aux coins de fenêtres ; nos parapluies, aussi, car nous avons suivi l’exemple des marcheurs népalais en déployant ces toiles imperméables au-dessus de nos têtes — c’est bien plus commode que des cirés.
Au réveil du lendemain, la météo est encore pire. Depuis le site élevé des anciens moulins de Montalon, devenus de simples tours maçonnées quand leurs ailes ont disparu, nous voyons s’amasser des nuages ardoisés dans la direction de l’estuaire. Toute l’eau dont ils sont chargés, ils la libèrent peu après sur nos têtes. La matinée durant, nous cheminons à contre-vent, à contre-pluie, face aux éléments hostiles. C’est vers midi seulement qu’une éclaircie inespérée nous accueille à Bourg, charmant petit village des rives de la Dordogne qui s’étage sur des coteaux plantés de vigne. Ici règne l’appellation “Côtes de Bourg”. Bordés d’un côté par le fleuve, de l’autre par de tendres falaises calcaires au grain blond, les vignobles bénéficient d’une exposition favorable et de températures douces toute l’année. Plus loin s’ouvre le domaine des “Premières Côtes de Blaye”, que nous parcourons dans une lumière d’icône byzantine, chaude et dorée. Il fait nuit close quand nous atteignons, sans avoir dîné, notre abri du soir : une maisonnette humide dont nous trouvons la clef dans un boîtier à code.
Les jours suivants sont une longue remontée de l’estuaire dont nous sépare tantôt une simple levée de terre, à hauteur d’homme, percée en maints endroits lors de la grande tempête de 1999 ; tantôt d’anciens polders rendus à la nature où l’on photographie la faune sauvage, où l’on pêche — où l’on chasse, surtout… Je ne m’attendais pas à rencontrer de si nombreux étangs privés, aménagés pour la chasse aux canards, avec leurs postes de tir à meurtrières horizontales, leurs collines artificielles plantées de faux gazon, leurs roselières, leurs zones d’agrainage et ces sinistres leurres en caoutchouc — de faux canards, pour attirer les vrais. Nous passons au large de ces étangs piégés où retentissent les coups de fusils, matin et soir.
Tous les dix kilomètres environ, un port accessible en voiture nous distrait de la piste rectiligne. C’est souvent marée basse. De petits voiliers plantés sur leurs quilles côtoient les rares bateaux de pêche, crevettiers et pibaliers aux longues antennes, spécialisés dans la capture des jeunes anguilles. L’occasion pour nous d’avaler un café, voire un plat du jour, car les villages alentour n’offrent aucun commerce. La météo reste très remuante, et nous photographions des carrelets (cabanes avancées sur l’eau, d’où l’on manœuvre un filet carré) dans des lumières de fin du monde.
Les étapes quotidiennes de sept ou huit heures nous conduisent peu à peu vers la bouche de l’estuaire. C’est là que la Gironde est la plus large (jusqu’à 12 kilomètres) et que l’eau des fleuves, mélangée à celle de l’océan, prend le goût salé de la haute mer. Des poissons pélagiques apparaissent au menu des restaurants, pour varier l’assortiment habituel de moules et de bulots. Nous avons réservé des chambres d’hôtes sur l’itinéraire, sauf une auberge où nous passons la dernière nuit. Elle possède un restaurant, hélas fermé le soir de notre venue. Nous sommes d’ailleurs les seuls clients, pensionnaires de la chambre n°1 dans le bâtiment désert. “Vous ne trouverez à manger nulle part, nous confirme le patron de l’établissement. C’est le bout du monde, ici.”
Le bout du monde ? En tout cas, le terme de notre aventure. Il est midi le lendemain quand nous franchissons le panneau d’entrée de Royan. Nos gros sacs à dos sous leurs housses colorées, nos pantalons souillés de boue jusqu’à mi-jambe intriguent les promeneurs. Je suspends l’enregistrement de mon GPS : 160 kilomètres marchés, par étapes moyennes de 26 kilomètres. C’est la fin de l’estuaire ; l’océan avale tout l’horizon — la vision du grand large méritait bien cet effort.